Issue 77 - Article 9

Santé sexuelle et génésique dans le cadre de la réponse à l’épidémie d’Ebola : une priorité négligée

août 11, 2020
Gillian McKay, Benjamin Black, Alice Janvrin et Erin Wheeler
Vérification de la température dans un établissement de santé au Nord-Kivu, août 2018.
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Si l’on fait le bilan de la flambée d’Ebola dans le Nord-Kivu et l’Ituri, en République démocratique du Congo (RDC), l’épidémie avait déjà entraîné plus de 2 200 décès en mars 2020. Par ailleurs, les femmes et les filles représentent 56 % des quelque 3 500 cas confirmés. Le ministère de la santé (MdS) et les organisations intervenant dans la réponse se sont principalement attachés à endiguer la transmission du virus, souvent au détriment d’autres services essentiels dont la santé sexuelle et génésique (SSG).

Les besoins en SSG chez les femmes, les filles, les hommes et les garçons ne disparaissent pas lors des conflits et des épidémies. Sur le plan physiologique, les femmes et les filles connaissent des saignements en raison des menstruations, d’effets secondaires de la planification familiale, et lors d’avortements ou d’urgences obstétriques. Les critères d’isolement et de dépistage découlant de la définition des cas d’Ebola comprennent « l’avortement spontané » et

« des saignements inexpliqués ». On observe aussi un chevauchement considérable entre de vagues symptômes d’Ebola et des complications de grossesse. Une application large de la définition de cas peut donc empêcher ou retarder la prestation de soins adéquats (et parfois vitaux) aux femmes et aux filles pour des états de santé non liés à Ebola, par excès de précautions.

Évaluation de l’impact d’Ebola sur la SSG en RDC

Entre octobre et décembre 2019, l’International Rescue Committee (IRC, le comité international de secours) a mené un programme d’évaluation pour documenter l’incidence de la flambée d’Ebola en cours sur l’accès aux soins de SSG et la prestation de ceux-ci, dans l’optique d’émettre des recommandations concrètes pour cette flambée-là et celles à venir. Cette analyse, qui s’est déroulée dans cinq zones sanitaires du Nord-Kivu touchées par le virus, a comporté des entretiens avec des groupes de discussion et avec des individus, soit 120 personnes au total. L’IRC a en outre examiné trois établissements de santé classiques sur le plan de la préparation à la SSG et à Ebola, et a visité un centre de traitement Ebola (CTE).

L’évaluation était construite autour du dispositif minimum d’urgence (DMU) du groupe de travail interorganisations (IAWG, de l’anglais Interagency Working Group) sur la santé reproductive en situation de crise, un ensemble de services vitaux mis en œuvre au début d’une crise humanitaire pour réduire les conséquences négatives sur la SSG, notamment la mortalité et la morbidité maternelles. Dans l’ensemble, l’IRC a constaté que la plupart des services de SSG étaient affectés négativement par la flambée. Néanmoins, les effets négatifs de la flambée sur la SSG se sont atténués au fil du temps, durant les 18 mois suivant son déclenchement, grâce à une sensibilisation accrue de la communauté, aux témoignages de survivant·e·s du virus Ebola au sujet de leur expérience de traitement et au recrutement intentionnel de personnel autochtone pour la réponse à Ebola.

Activité 1 : désigner une organisation qui supervisera la mise en œuvre du DMU

Dans le cadre de la réponse humanitaire préexistante dans la province du Nord-Kivu, en situation de conflit, l’United Nations Population Fund (UNFPA, le fonds des Nations Unies pour la population) était l’organisation désignée comme référente. Néanmoins, la coordination de la réponse à Ebola s’organise en parallèle du secteur de la santé avec peu d’interaction entre les deux, d’où une SSG négligée face à la réponse à Ebola. Comme nous l’a confié un membre du personnel d’intervention, « nous incarnons la voix presque inaudible de la SSG, et il est difficile de se faire entendre au milieu de l’épidémie [d’Ebola] pour laquelle des millions de dollars sont injectés ». Il est aussi possible que les organisations dédiées à la SSG n’adaptent pas leur approche lors des flambées d’Ebola car elles font preuve d’une même vision étroite ne leur permettant de percevoir que les besoins préexistants en SSG, sans tenir compte des complexités supplémentaires créées par la structure de coordination parallèle.

Activité 2 : prévenir et gérer les conséquences des violences sexuelles

Le conflit prolongé entraîne des violences sexuelles généralisées au Nord-Kivu. L’accès aux soins pour les survivant·e·s de violences sexuelles a été affecté ; le personnel de santé indiquait que les survivant·e·s évitaient de demander des soins ou les retardaient.

Activité 3 : réduire la transmission du VIH et d’autres maladies sexuellement transmissibles (MST), ainsi que la mortalité et la morbidité liées

Nous avons observé un cas de violences sexuelles où les victimes ne sont pas venues immédiatement à l’hôpital. Deux enfants avaient été violés, dont une fille qui souffrait de saignements. Elle a passé au moins une semaine chez elle avec ces saignements. Sa famille a reçu des informations l’incitant à se rendre à l’hôpital, et ils sont donc venus tous les quatre, la mère, le père et les deux enfants. Nous avons ausculté toute la famille, et nous leur avons parlé. Ils nous ont raconté ce qu’il s’était passé. Ils nous ont dit qu’en raison de la situation actuelle [avec Ebola], ils avaient peur et n’avaient pas le courage de venir à l’hôpital, parce que leur fille saignait et qu’elle pourrait être emmenée au centre de traitement Ebola. Nous n’avons pas pu faire grand chose pour l’aider, car plus de 72 heures s’étaient écoulées [depuis le viol].La flambée d’Ebola ne semble pas avoir affecté le dépistage et le traitement du VIH dans les infrastructures de santé classiques (non consacrées à Ebola). Pour autant, ces services étaient insuffisants dans les CTE ; une personne nous a indiqué que les soins liés au VIH n’avaient pas été prévus dans l’organisation du CTE où elle intervenait. Le dépistage et le traitement des MST semblent avoir bénéficié de la flambée, puisqu’ils ont enregistré une hausse sensible, vraisemblablement due aux initiatives de soins de santé gratuits liés à Ebola.

Les connaissances scientifiques au sujet de la transmission du virus Ebola par voie sexuelle continuent de faire l’objet de débats. Cela a engendré des messages contradictoires de la part des acteurs de la réponses aux communautés, ainsi qu’une confusion quant à la durée de transmission potentielle du virus par les survivant·e·s. Les membres des communautés affirmaient qu’il pouvait se transmettre par voie sexuelle entre 250 jours et deux ans après 1. Remarque : la durée pendant laquelle les survivant·e·s d’Ebola peuvent transmettre le virus est de 18 mois maximum, mais les faits probants évoluent en permanence. Plus d’informations sur : www.mdpi.com/1999-4915/10/12/683/htm . Dans un contexte où l’utilisation des préservatifs est historiquement faible, plusieurs membres du personnel d’intervention ont estimé qu’elle est repartie à la hausse lors de la flambée d’Ebola. « Davantage de personnes utilisent des préservatifs à l’heure actuelle, avec Ebola, car ils craignent ce virus et veulent donc s’en protéger. »

Activité 4 : prévenir la morbidité et la mortalité maternelles et néonatales excessives

Cette épidémie a considérablement affecté la capacité des femmes à rechercher des soins en temps et en heure en cas de complications de grossesse, ce qui a eu des répercussions considérables sur les mères et les fœtus. La mortalité maternelle est souvent attribuée à des retards dans la décision de requérir des soins adéquats, d’en obtenir l’accès et de les recevoir. On appelle cela le « modèle des trois retards », même si la flambée avait ajouté d’autres types de retard :

  • Première cause de retard : la crainte d’être envoyées dans un CTE pour un dépistage ou d’être infectées par le virus Ebola dans l’établissement de santé dissuade les femmes de consulter pour des besoins courants ou d’urgence en matière de services de santé. « Elles arrivent tardivement car elles ont peur d’Ebola. C’est pour cela qu’elles retardent leur venue. »Une femme a accouché à l’hôpital ; après l’accouchement, le personnel a changé son lit et elle a été transférée dans un autre lit. Une semaine après son départ de l’hôpital, elle présentait des symptômes d’une infection par le virus Ebola. Deux semaines plus tard, elle est décédée, laissant son bébé sans mère. Quand cette femme a changé de lit, elle a été transférée sur un lit auparavant occupé par une personne infectée par Ebola, et c’est ainsi qu’elle a contracté le virus. Depuis cet incident, les femmes appréhendent de venir accoucher à l’hôpital et elles préfèrent se rendre au centre de santé privé, qui ne procède pas au triage. Nous avons peur car si nous avons de la fièvre, même si elle est due à quelque chose de normal comme le paludisme ou une pression artérielle élevée, nous pouvons être envoyées au CTE.
  • Deuxième cause de retard : se rendre dans une infrastructure de santé peut prendre un temps supplémentaire en raison des postes de contrôle d’Ebola le long des principaux axes routiers. Les femmes pourraient choisir de s’adresser à un·e guérisseur·euse traditionnel·le ou d’aller dans une pharmacie en quête de médicaments, par crainte d’être emmenées au CTE. En outre, les infrastructures de santé peuvent être amenées à fermer temporairement lors de périodes d’insécurité élevée, entravant encore davantage l’accès des femmes à des soins adaptés. « Elle avait très peur de donner naissance car, lorsqu’elle était venue à la clinique, celle-ci était fermée pour une semaine [en raison de violences que le personnel de santé avait dû fuir]. Cette femme avait donc dû se déplacer au [grand hôpital] pour l’accouchement… Après avoir marché longuement, elle y est arrivée et a accouché dans l’heure. »
  • Troisième cause de retard : à l’arrivée des femmes dans un établissement de santé, un triage est effectué pour déceler des signes ou symptômes d’Ebola. S’ils correspondent à la définition de cas, les femmes concernées sont placées en isolement (pour la sécurité du personnel et des autres patient·e·s) en attendant d’être transférées au CTE pour un dépistage. Le vaste chevauchement de symptômes de la grossesse et de la définition de cas d’Ebola, et le fait que certain·e·s professionnel·le·s de santé ne se sentent pas aptes à réaliser un triage, entraînent l’isolement de nombreuses femmes enceintes souffrant de complications. En isolement, elles ne bénéficient pas toujours du niveau de soins requis par rapport à leur état de santé.Nous avons accueilli une femme arrivée à terme, qui est venue à neuf heures du soir et qui présentait des saignements et des contractions. Nous avons diagnostiqué un décollement placentaire dès son arrivée, car elle en montrait les signes. L’équipe de triage l’a placée en isolement. Le personnel a effectué une prise de sang, et la femme a attendu [les résultats] toute la nuit. Sa pression artérielle a chuté et elle a dû subir une intervention chirurgicale. Nous avons effectué une hystérectomie en ÉPI complet. Le fœtus était déjà mort, mais nous avons sauvé la mère. Ses résultats sont arrivés le soir et ils étaient négatifs. La mère n’aurait pas subi une hystérectomie si le triage n’avait pas eu lieu. Nous aurions seulement procédé à l’évacuation du fœtus de la cavité utérine et nous en serions restés là.
  • Quatrième cause de retard : si une femme a besoin d’être transférée au CTE pour un dépistage, l’ambulance peut mettre jusqu’à une heure pour venir la chercher et subir un retard supplémentaire lors du trajet vers le CTE. Dans certaines infrastructures, il est possible de réaliser un test sanguin local pour contrôler la présence d’Ebola, mais les résultats peuvent prendre plusieurs heures.
  • Cinquième cause de retard : les femmes souffrant de complications de grossesse et qui sont envoyées vers un CTE nécessitent malgré tout des soins obstétriques, et beaucoup ne sont, en fin de compte, pas infectées par le virus 2. Dans l’ensemble de données d’un CTE incluant les admissions jusqu’en octobre 2019, sur les 426 femmes enceintes orientées vers un dépistage de la maladie à virus Ebola (MVE), 15 % étaient contaminées par la MVE ; chez les autres, les symptômes n’étaient pas dus à Ebola. . Les résultats finaux des tests peuvent prendre entre six et 48 heures après l’admission, aussi il arrive que les femmes dont le résultat est négatif soient toujours au CTE quand leur travail commence. Les décisions concernant la proposition d’interventions obstétriques variaient selon les CTE. La décision de prendre en charge une patiente suspectée d’Ebola ou confirmée comme infectée pour une intervention invasive (telle qu’une césarienne) est complexe quand la sécurité du personnel de santé doit être soigneusement étudiée.

Activité 5 : prévenir la grossesse non désirée

Selon beaucoup d’hommes et de femmes, « une épidémie d’Ebola est une période propice à la planification familiale. Les femmes peuvent utiliser des méthodes [contraceptives] maintenant et avoir un autre enfant après la flambée ». Un certain nombre de femmes (dont des professionnelles de santé) ont affirmé avoir recours à différentes méthodes contraceptives par crainte d’être envoyées au CTE en cas de complications de grossesse. Malheureusement, toute la panoplie des contraceptifs modernes n’était pas fournie dans les CTE (pour les patient·e·s et le personnel de santé) et était rarement disponible dans les établissements de soins de santé primaires.

Activité 6 : planifier une SSG complète intégrée aux services de soins de santé primaires

Malgré l’évolution positive de l’accès aux services de SSG, la qualité des soins de SSG complets et l’accès à ceux-ci comportent encore des lacunes en des points stratégiques, sur le plan des soins primaires. Des professionnel·le·s de santé ont fait remarquer que la flambée d’Ebola avait amélioré certains aspects des soins dans leur infrastructure, principalement ceux liés à la prévention et au contrôle de l’infection (PCI), et ils·elles souhaitent vivement que cette progression se maintienne après la fin de la flambée.

Autre activité prioritaire : des soins d’avortement sans risque doivent être proposés dans la pleine mesure permise par la loi

La RDC a ratifié en 2018 le protocole de Maputo, qui légalise l’accès à des soins d’avortement sans risques dans certaines circonstances. On ne savait pas précisément si la flambée d’Ebola avait accru ou diminué le nombre de femmes provoquant un avortement dans de mauvaises conditions, même si, comme l’a indiqué un·e professionnel·le de santé, « depuis le début de l’épidémie, tout saignement est considéré comme un [cas d’Ebola] suspect. Même quand il s’agit d’un avortement, y compris volontaire, c’est un [cas d’Ebola] suspect ». L’évaluation a permis d’observer que certains CTE disposaient de médicaments et d’équipements adaptés aux soins d’avortement sans risques. Cependant, il n’a pas été possible de déterminer avec certitude  si des protocoles dédiés existaient, ni si ces soins étaient majoritairement indisponibles dans les établissements de soins de santé primaires et les CTE.

Recommandations

Ces recommandations ont été élaborées en vue d’améliorer les soins de SSG lors de la flambée d’Ebola actuelle, mais ils pourraient par ailleurs être intégrés aux mesures de préparation aux futures épidémies de ce virus et d’autres fièvres hémorragiques.

  1. Inscrire dès le départ les services de SSG dans la réponse à Ebola en veillant à leur généralisation au sein de celle-ci, en plus de proposer des services de SSG qui prennent en compte le facteur Ebola. Il convient d’activer le DMU et d’assurer la transition vers des services de SSG complets dès que possible.
  2. Réduire les retards à chaque étape du parcours des patient·e·s, notamment pour les femmes présentant des complications obstétriques. Collaborer avec la structure de coordination de la réponse à Ebola afin de garantir que les processus de triage et les soins prodigués aux femmes enceintes dans les CTE réduisent les retards inutiles dans l’administration de soins adaptés, tout en préservant un niveau de PCI universel. Dans la mesure du possible, il faut proposer un dépistage rapide d’Ebola ainsi que des technologies innovantes de prévention du virus et de soin aux femmes enceintes. Il convient également de diffuser des messages positifs sur le fait de demander des soins de façon précoce (en cas de complications de grossesse et de MVE) et de mettre en place des politiques favorisant ce comportement (par exemple, politique de soins de santé gratuits).
  3. Atténuer les risques pendant et après les flambées d’Ebola en élaborant des méthodes de planification familiale modernes et en proposant des soins d’avortement complets dans le cadre des services de soins classiques et dans les CTE pour les femmes souhaitant retarder une grossesse ou y mettre fin. Des soins continus liés au VIH doivent être assurés dans les CTE. L’utilisation des préservatifs doit être promue en vue de réduire la transmission de MST et d’Ebola chez les survivant·e·s de ce virus et au sein de la population dans son ensemble, notamment chez les personnes qui vendent des services sexuels ou qui risquent une exploitation sexuelle à des fins commerciales. Il convient aussi d’harmoniser les communications sur la transmission du virus Ebola par voie sexuelle et de les rendre non stigmatisants.
  1. Les spécialistes des domaines concernés doivent élaborer des directives fondées sur des faits probants en matière de soins de SSG dans un contexte de flambée d’Ebola, et inclure la prestation de services dans les CTE, dans les établissements de santé classiques et au sein des communautés. Ces directives doivent être mises à disposition du personnel en première ligne (dans différentes langues) et régulièrement mises à jour pour tenir compte des nouveaux faits probants.

Conclusion

Il est peu probable que la fréquence des flambées de fièvres hémorragiques virales diminue à l’avenir. Il est impératif de mettre en pratique les recommandations émanant d’évaluations comme celle-ci pour s’assurer de ne pas reproduire les mêmes erreurs, en négligeant des aspects cruciaux des soins de santé classiques alors que les actions et l’énergie de la communauté humanitaire dans le domaine de la santé sont focalisés sur l’arrêt de la transmission d’un nouveau pathogène. Dans le contexte d’une flambée du virus, répondre aux besoins des communautés sur le plan de la SSG, en particulier pour les femmes et les filles, s’avère vital pour éviter une morbidité et une mortalité excessives.

Gillian McKay est conseillère internationale dans le domaine de la santé. Benjamin Black est conseiller humanitaire en gynécologie et en obstétrique. Alice Janvrin et Erin Wheeler travaillent pour l’IRC. Vous pouvez consulter l’évaluation du programme (bien plus complète) à l’adresse suivante : www.rescue.org/report/not-all-bleeds-ebola-how-drc-outbreak-impacts-reproductive-health.

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