Issue 77 - Article 7

Ce que nous apprennent les adaptations sur l’instauration de la confiance, ou comment reporter le fardeau du changement de la population sur la réponse

août 11, 2020
Sung-Joon Park, Nene Morisho, Kennedy Wema Muhindo, Julienne Anoko, Nina Gobat, Hannah Brown et Matthias Borchert
L’unité d’isolement du centre de transit temporaire créé au centre de santé de Madrandele à Beni.
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Cet article, qui se fonde sur notre projet de recherche Humanizing the design of the Ebola response in Eastern DRC (humaniser la conception de la réponse à Ebola dans l’est de la République démocratique du Congo), examine le rôle de l’adaptation dans l’instauration de la confiance. Ce projet s’est principalement attaché à étudier le rôle des soins et des traitements liés à Ebola conçus avec humanité dans la création d’un lien de confiance. Au cours des épidémies passées, la nécessité de dispenser des soins et de proposer un traitement aux patient·e·s atteint·e·s d’Ebola a posé des problèmes éthiques colossaux pour les professionnel·le·s de santé et les proches souhaitant apporter les meilleurs soins possibles 1. Christopher J. M. Whitty et al. «Tough Choices to Reduce Ebola Transmission». Nature [en ligne], volume 515, 2014. Paul Richards. Ebola: How a People’s Science Helped End an Epidemic (Londres : Zed Books, 2016). S.-J. Park et G. Akello. «The Oughtness of Care: Fear, Stress, and Caregiving During the 2000–2001 Ebola Outbreak in Gulu, Uganda». Social Science & Medicine [en ligne], volume 194, 2017. Disponible sur : https://doi.org/10.1016/j.socscimed.2017.10.010 et www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/29073506 . Lors de l’épidémie en Afrique de l’Ouest, les médecins autant que les patient·e·s et les observateur·rice·s ont été consternés par les conditions dans lesquelles les patient·e·s étaient placé·e·s en isolement dans les centres de traitement Ebola (CTE).

Depuis le début de l’épidémie en République démocratique du Congo (RDC) en 2018, plus de 3 400 cas ont été enregistrés et 2 240 personnes sont décédées, ce qui en fait la deuxième épidémie d’Ebola la plus dévastatrice de l’histoire. L’un des enseignements cruciaux tirés des précédentes épidémies et appliqués à la réponse actuelle au virus dans l’est de la RDC est l’utilisation de structures de traitement innovantes, les chambres d’urgence biosécurisées pour épidémies (CUBE) mises au point par l’Alliance for International Medical Action (ALIMA, l’alliance pour une action médicale internationale), une organisation humanitaire. Ces structures aux parois transparentes en plastique permettent au personnel médical d’apporter des soins de manière plus individualisée. Les familles peuvent facilement rendre visite à leurs proches et les voir à travers les parois transparentes, et les médecins peuvent réaliser rapidement des interventions vitales sans avoir à porter un équipement de protection individuelle (ÉPI) complet. Outre les nouvelles thérapies testées pendant l’épidémie, cette structure a radicalement réduit le taux de létalité et amélioré le degré d’acceptation de la réponse.

Ces innovations dans le domaine des soins cliniques aux patient·e·s ont été introduites dans un contexte de méfiance entre le personnel d’intervention d’urgence et les communautés. Il n’est pas aisé de dissiper ces craintes sans aborder l’environnement politique, historique et social de l’épidémie 2. James Fairhead. «Understanding Social Resistance to the Ebola Response in the Forest Region of the Republic of Guinea: An Anthropological Perspective». African Studies Review [en ligne], volume 59(3), 2016. Disponible sur : https://doi.org/10.1017/asr.2016.87 . Des termes tels que « méfiance » et « résistance » révèlent un vaste éventail de problèmes interconnectés (notamment des systèmes de santé peu performants, la négligence et l’insécurité) et influencent la manière dont les équipes de réponse en situation d’urgence et les communautés interagissent dans l’est de la RDC 3. Vinh-Kim Nguyen. «An Epidemic of Suspicion: Ebola and Violence in the DRC». New England Journal of Medicine [en ligne], 380, 2019. Disponible sur : https://www.nejm.org/doi/10.1056/NEJMp1902682. Eugene T. Richardson, Timothy McGinnis et Raphael Frankfurter. «Ebola and the Narrative of Mistrust». BMJ Global Health [en ligne], 4, 2019. Disponible sur : https://gh.bmj.com/content/4/6/e001932 .

Premières conceptions humanistes des soins liés à Ebola et étude sociale de l’adaptation

Les anthropologues insistent depuis longtemps sur l’importance de concevoir les soins de façon « humaniste » et culturellement adéquate, ainsi que sur la nécessité d’élaborer « d’autres stratégies qui prennent en compte les particularités culturelles » pour l’isolement des patient·e·s, en vue d’augmenter l’acceptation de la réponse d’urgence par les communautés 4. Barry Hewlett et al. «Medical Anthropology and Ebola in Congo: Cultural Models and Humanistic Care». Bulletin de la Société de pathologie exotique [en ligne], 98, 2005. . De nouvelles infrastructures de traitement comme les CUBE concrétisent, à bien des égards, cette représentation humaniste. Ces chambres mettent l’accent sur l’importance de la proximité, par exemple en permettant aux familles de rendre visite à leurs proches, et montrent que ce genre d’innovations aide à améliorer les soins cliniques 5. Hannah Brown et Almudena Marí Sáez. «Ebola Separations: Trust and Crisis in West Africa». Journal of the Royal Anthropological Institute. À venir. . En plus de développer des stratégies respectant les particularités culturelles, nous avons mis un point d’honneur à étendre notre analyse à l’étude de supports, technologies et infrastructures qui rendent possibles d’autres formes de soins 6. Hannah Brown et al. «Extending the Social: Anthropological Contributions to the Study of Viral Haemorrhagic Fevers». PLoS Negl Trop Dis [en ligne], 9(4), 2015. Disponible sur : https://doi.org/10.1371/journal.pntd.0003651. Stacy Leigh Pigg. «‘Found in Most Traditional Societies’: Traditional Medical Practitioners between Culture and Development»(Berkeley, CA: University of California Press, 1997). . En nous penchant sur ces sources d’informations et ces objets techniques, nous pouvons examiner l’adaptation de la réponse des acteurs et des organisations à des contextes et problèmes spécifiques 7. Stacy Leigh «‘Found in Most Traditional Societies’: Traditional Medical Practitioners between Culture and Development» (Berkeley, CA: University of California Press, 1997). .

La conception de soins et de traitements avec humanité est un parfait exemple pour étudier l’adaptation en tant qu’activité sociale. Lorsque nous avons débuté nos recherches en août 2019, nos interlocuteur·rice·s étaient très soucieux·ses de comprendre pourquoi la réponse d’urgence avait mal tourné, par exemple en raison du recrutement onéreux de personnel non local, qui avait provoqué la colère des communautés autochtones. À l’instar d’autres chercheur·euse·s, nous avons analysé plus en détail les origines de cette méfiance. En novembre 2019, nous avons commencé à demander en quoi la conception des CTE était propice à l’instauration de la confiance et par là même, à l’amélioration des relations entre les communautés et les autres intervenants dans la réponse. Nos interlocuteur·trice·s nous ont fait part avec beaucoup d’assurance des divers changements qu’ils·elles apportaient pour « s’adapter aux communautés ». Ce genre de renseignements est crucial pour mettre au point des mesures créatives et (en partie) non planifiées dans l’optique de réconcilier le personnel d’intervention avec les communautés et de montrer que l’on peut adapter des schémas normalisés à des circonstances spécifiques et concrètes 8. Andrea Behrends, Sung-Joon Park et Richard Rottenburg. Travelling Models: Introducing an Analytical Concept to Globalisation Studies (Leiden : Brill, 2014). .

Adaptations des soins humanistes au-delà des CTE

Un cas exemplaire d’adaptation est la décentralisation des soins mise en œuvre par Médecins sans frontières (MSF) et ALIMA depuis mars 2019. À Beni, l’un des « points chauds » épidémiologiques, MSF France a commencé à décentraliser le dépistage et l’isolement des cas suspects vers les centres de santé. Auparavant, la ville disposait d’un centre de transit (pour les patient·e·s suspect·e·s) et d’un CTE (pour les cas confirmés). Les nouvelles structures, appelées centres de transit temporaires, visent à rapprocher des communautés les services de santé liés à Ebola. Une composante importante de cette initiative consistait à aider ces centres de transit à dispenser des soins gratuits pour tous types de problèmes médicaux, afin de contrer la tendance de restriction des soins de santé à la seule maladie à virus Ebola. Cette tendance avait provoqué la colère des communautés, qui avaient le sentiment que leurs besoins de santé généraux avaient été négligés des années durant.

Les centres de transit temporaires sont dotés, dans leur enceinte, d’une unité d’isolement avec deux ou trois chambres où sont placé·e·s les patient·e·s jusqu’à l’arrivée des résultats. Si les tests sont positifs, ils·elles sont emmené·e·s au CTE. Les chambres ressemblent aux unités d’isolement des principaux CTE. Chacune contient un lit, une chaise et des toilettes. Les familles rendant visite à leurs proches se tiennent derrière une rambarde, à l’extérieur des chambres d’isolement. Cette décentralisation n’était pas spécialement prévue ; comme nous l’a confié la personne en charge de la coordination au Nord-Kivu pour MSF, cette initiative a, à l’origine, été mise en œuvre en réponse aux attaques contre les CTE à Katwa en février 2019, période marquant le début d’une seconde vague de transmission.

Initialement, les autres organisations intervenant dans la réponse étaient réticentes à l’idée de suivre l’approche de MSF. Pourtant, après quelques semaines, la plupart ont adopté ce modèle sous l’appellation « centre de transit décentralisé ». Le personnel des centres de santé que nous avons observés a souvent souligné que, même si l’aide provenait des organisations internationales, les communautés locales avaient commencé à s’approprier les centres de transit. D’après les professionnel·le·s de santé de ces centres, le taux de fréquentation avait considérablement augmenté. Comme l’explique un membre du personnel :

C’est une bonne initiative, car la population se sent responsable de la structure. Elle veut même que le centre de santé atteigne les 1 000 consultations et que toutes les femmes viennent y accoucher. Elle s’est approprié le centre et se plaint si un·e membre du personnel fait mal son travail.

Une série d’adaptations a par ailleurs été effectuée au niveau de l’infrastructure existante dédiée à la réponse à Ebola. Le personnel du principal centre de transit à Beni a notamment attiré l’attention sur le grand nombre de changements réalisés. Un restaurant et une tente avaient été installés pour offrir un peu d’intimité aux familles des patient·e·s recevant une aide psychologique, ainsi que des latrines dans la zone d’attente. Ces améliorations peuvent sembler basiques, mais selon les propos d’un médecin, si « vous demandez aux gens d’être là de 8 heures à 14 heures… il se peut que, pendant ce laps de temps, ils aient besoin d’aller aux toilettes ». Pourtant, ajoute-t-il, « imaginez, dans ce [centre de transit], nous demandons depuis trois mois la construction de latrines pour l’accueil ». Le seul fait d’aborder la question était considéré comme « trop exigeant ». « Pourquoi avez-vous besoin de quelque chose d’aussi luxueux au Congo ? ». Notre interlocuteur répondait aux objections de ce genre en disant que « ce n’est pas parce que l’on est Congolais·e que l’on doit souffrir », convaincu que les changements visant à améliorer les soins pour les patient·e·s atteint·e·s d’Ebola ne seraient pas trop onéreux et que souvent, ils ne l’étaient pas du tout.

« Humaniser » les soins aux patient·e·s : une définition

La réflexion au sujet des adaptations permettant d’améliorer les soins et le traitement au-delà des CTE apporte des informations cruciales sur l’instauration de la confiance. Elle montre que l’on peut adapter les nouvelles infrastructures de traitement pour réorganiser les modalités des soins au sein des systèmes de santé publique, créant ainsi de nouvelles approches. Intégrées aux interactions sociales et aux établissements, les adaptations peuvent se produire de manière inattendue, émergeant des expériences vécues par le personnel de santé, à travers des négociations entre différents acteurs et en prenant conscience qu’il faut perfectionner les soins aux patient·e·s.

Notre travail montre que les décideurs n’acceptent pas toujours immédiatement les adaptations dont le but est d’humaniser les soins. La réticence à mettre en œuvre des innovations peut être liée à des questions de coût ou d’exigences en termes de biosécurité. Néanmoins, la création de centres de transit temporaires met en exergue un point essentiel, à savoir que les communautés contribuent à déterminer quelles adaptations valent la peine d’être reproduites parce quelles sont perçues comme utiles à l’amélioration de la santé et de la sécurité. Les communautés sont davantage susceptibles de « s’approprier » de tels changements 9. Joao Biehl. «Theorizing Global Health». Medicine Anthropology Theory [en ligne], 3(2), 2016. Disponible sur : doi.org/10.17157/mat.3.2.434. Richards, Ebola. . 

En ignorant les modes de coopération basés sur le respect mutuel, on risque de creuser le fossé entre les différents acteurs de la réponse, notamment entre le personnel local et non local, ou entre les acteurs de la réponse et les communautés. Ceci alimenterait une distinction entre « nous » et « eux », et reproduirait un schéma de méfiance, laquelle est une conséquence sociale de l’architecture de la réponse alors que l’adaptation, au contraire, démontre à quel point il est crucial de soulager la population du fardeau du changement pour le reporter sur la réponse. 

Sung-Joon Park (université Martin-Luther de Halle-Wittenberg, Allemagne) ; Nene Morisho (Pole Institute, RDC) ; Kennedy Wema Muhindo (Pole Institute, RDC) ; Julienne Anoko (université Paris Descartes Paris V, France ; La Sorbonne, France ; OMS/AFRO) ; Nina Gobat (université d’Oxford, Royaume-Uni GOARN) ; Hannah Brown (université de Durham, Royaume-Uni) ; Matthias Borchert (Institut Robert Koch, Allemagne). 

Cet article se fonde sur des recherches de terrain pour le projet Humanizing the design of the Ebola response in DRC: anthropological research on humane designs of Ebola treatment and care to build trust for better health outcomes, financé par Elhra. Les partenaires de recherche remercient le Global Outbreak Alert and Response Network (GOARN, le réseau mondial d’alerte et d’action en cas d’épidémie) de l’OMS ainsi que d’autres partenaires sur le terrain pour leur soutien. 

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