Issue 77 - Article 5

Deuil et commémoration : aider les familles touchées par l’épidémie d’Ebola à faire leur deuil

août 11, 2020
Theresa Jones, Noé Kasali et Olivia Tulloch
Mise en place d’un programme de plantation d’arbres à Masimbembe et Manzanzaba.
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Afin d’empêcher la propagation d’Ebola lors de la manipulation des dépouilles, les enterrements sont réalisés par des équipes spécialement formées pour accomplir cette tâche de façon digne et sécurisée. Cette mesure, mise en œuvre lors de la flambée du virus dans le Nord-Kivu, devrait faire partie des pratiques normalisées. Un enterrement sécurisé sur le plan médical implique l’utilisation de housses mortuaires, de désinfectant en pulvérisateur et d’équipement de protection individuelle (ÉPI). Si l’importance des enterrements dignes et sécurisés (abrégés en EDS) a été reconnue dans le contrôle de la réponse à Ebola en Afrique de l’Ouest de 2013 à 2016, les processus préconisés ont empêché de nombreuses familles de faire leurs adieux comme elles le souhaitaient et dans le respect de leurs valeurs culturelles.

Les conséquences peuvent être multiples : rancune, colère, méfiance et peur (y compris la crainte que l’absence d’hommage convenable aux défunts porte malheur), et accès restreint au soutien de la communauté généralement associé aux pratiques de deuil 1. T. Van Bortel et al. « Effets psychosociaux d’une flambée de maladie à virus Ebola aux échelles individuelle, communautaire et internationale ». Bulletin politique et pratique de l’Organisation mondiale de la santé, volume 94, 2016. . Tout cela entraîne une « résistance communautaire », une situation où les populations rejettent les actions du personnel d’enterrement ou plus largement la réponse à l’épidémie d’Ebola. Sur le long terme, lorsqu’on s’oppose au besoin humain de trouver un sens, une raison et une connexion, et de suivre des rituels, cela peut provoquer une souffrance permanente, une douleur complexe et une sensation de « perte ambiguë » selon laquelle la notion de décès semble floue et l’impossibilité de tourner la page entrave le processus naturel du deuil 2. P. Boss et J.R. Yeats. «Ambiguous Loss: A Complicated Type of Grief When Loved Ones Disappear». Bereavement Care [en ligne], 33, 2014. . Les puissants systèmes d’entraide inhérents aux structures familiales et communautaires sont facilement perturbés en temps de crise, et ce manque de compréhension et de soutien social de la part de membres d’une même communauté freine davantage la cicatrisation des plaies morales 3. T. Van Bortel et al. « Effets psychosociaux d’une flambée de maladie à virus Ebola aux échelles individuelle, communautaire et internationale ». Bulletin politique et pratique de l’Organisation mondiale de la santé, volume 94, 2016. . Les enseignements tirés par le comité permanent interorganisations (CPI) en matière de santé mentale et de soutien psychologique lors de la flambée en Afrique de l’Ouest indiquent clairement que « les personnes endeuillées doivent pouvoir exprimer leur peine ». Dans les cas où d’importants rites funéraires, cérémonies et rituels de deuil ne sont pas autorisés afin de prévenir et de contrôler l’infection, il convient de trouver des alternatives dignes et porteuses de sens 4. CPI. « Santé mentale et soutien psychosocial dans les flambées de maladie à virus Ebola: guide pour les planificateurs des programmes de santé publique ». (Genève : CPI, 2015). .

Cela n’a pas toujours été le cas lors de la flambée au Nord-Kivu. Les premiers rapports de la fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) 5. La fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), avec l’aide des Centers for Disease Control and Prevention (CDC, les centres pour le contrôle et la prévention des maladies), recueille et analyse les commentaires des communautés réunis par la société nationale de la Croix-Rouge depuis août 2018. concernant l’opinion des communautés indiquaient de fréquents retards entre la notification d’un décès et l’arrivée des équipes d’enterrement. Souvent, celles-ci arrivaient « alors que le corps était en phase de décomposition », voire ne venaient pas du tout. Ces mêmes rapports suggéraient que les équipes d’enterrement se comportaient souvent de façon irrespectueuse envers les familles 6. Social Science in Humanitarian Action Platform (SSHAP). Compilation de données en matière de science sociale et comportementale (N° 3), flambée épidémique du virus Ébola, Est de la RDC, février-mai 2019. (Oxford : SSHAP, 2019). . Les commentaires des communautés recueillis entre août 2018 et mai 2019 soulignaient une rancœur générale fondée sur le sentiment que la réponse à Ebola n’avait pas reconnu l’importance ni l’ampleur de la douleur des populations. Les familles se sentaient ignorées. « Pour les familles qui n’ont pas perdu d’être cher pendant cette flambée, Ebola est une farce » 7. Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR). IFRC Community Feedback to Inform Ebola Response Efforts – July 5, 2019. Community Perspectives on Psychosocial Impacts and Suggestions for Addressing Them. .

Les analyses de ces informations recueillies par la FICR auprès des communautés ont permis aux intervenant·e·s des structures de coordination dédiées à Ebola, au sein du ministère de la santé, d’ajuster et d’améliorer la réponse. Cela a permis une évolution positive notable des commentaires tout au long de l’année 2019. « Auparavant, le personnel d’intervention cachait les dépouilles alors qu’aujourd’hui, ils ont accepté d’enterrer les défunts là où le souhaite la famille, et nous les en remercions ». Par ailleurs, la sous-commission et la commission psychosociale dédiées aux EDS, qui fonctionnent comme des mécanismes de coordination pour les domaines thématiques de la réponse à Ebola, ont œuvré afin de s’assurer que les rites funéraires de groupes ethniques spécifiques tels que les Nande soient inclus dans les EDS, de manière à ce que les familles participent à la préparation de la dépouille et à l’enterrement.

Éclairés par les données recueillies, les agents psychosociaux recrutés localement ont apporté un soutien aux familles endeuillées. La stratégie Child Protection and Psycho-Social Support (CPPSS, stratégie de protection de l’enfance et de soutien psychosocial) de la commission psychosociale, codirigée par le ministère de la santé et le fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), a cherché à répondre aux besoins spécifiques des cas d’Ebola confirmés et présumés, et de leur famille. Cette stratégie prévoit que les familles affectées soient suivies par un agent de soutien psychosocial et qu’elles reçoivent une aide matérielle telle qu’un « lot » pour les enterrements (aide alimentaire ou financière), en vue de contribuer à l’organisation de la cérémonie à venir. Ces actions sont parfois sapées, comme dans les cas où l’aide prend trop de temps à parvenir aux familles ou se concrétise seulement après le début d’une « résistance communautaire ».

Parmi les demandes directes faites à la FICR, on dénote la volonté des familles d’avoir le sentiment que les décès « importaient » aux équipes d’intervention, y compris par le biais d’une commémoration formelle des proches décédés. Cela suggère le besoin d’investir davantage dans des initiatives liées au deuil et à la commémoration qui soient fondées sur les communautés et adaptées au contexte. Dans l’idéal, elles impliqueraient des acteurs locaux dotés des compétences techniques pour accompagner les familles dans un tel processus, et qui seraient au fait des sensibilités socioculturelles ainsi que des particularités de ce travail.

Étude de cas : comment Bethesda aide les familles endeuillées

Bethesda est une organisation locale de conseil, basée à Beni, dans le Nord-Kivu. Elle est de nature confessionnelle, mais propose ses services à tous et toutes. Après avoir mené certaines actions à Beni et alentours depuis 2016, cette organisation a élargi ses services afin de répondre aux besoins liés à l’épidémie d’Ebola. En sondant les communautés, Bethesda a documenté l’expérience des familles concernant les décès causés par le virus et a observé de nombreuses situations négatives. « Nous étions très en colère car, depuis le début de notre deuil, personne n’est venu nous réconforter ; les seules personnes qui se présentaient étaient souvent là uniquement pour consigner les faits ». Ayant repéré une lacune particulière dans le soutien aux familles qui ont perdu des proches à cause d’Ebola, Bethesda a conçu un processus « pour accompagner les familles endeuillées à Beni et Mangina, ainsi que pour apporter des soins et permettre la cicatrisation des plaies morales à la suite de la flambée d’Ebola ». Ce processus consiste à guider de petits groupes de familles au fil des étapes décrites dans l’encadré 1, se concluant par une cérémonie de commémoration.

Les familles qui ont ainsi été soutenues ont fait part de plusieurs éléments positifs dans cette démarche. Beaucoup ont senti que l’on prenait soin d’elles et qu’on les consolait. « Pendant ces séances, j’ai senti un réconfort pour la première fois, elles m’ont aidé ». Ce processus a reconnu la valeur du souvenir, notamment la nécessité d’un symbole tangible de ce souvenir. « Grâce à cet arbre, nous raconterons à nos filles et nos fils ce qu’il s’est passé à Masimbembe » ; « cet arbre nous aidera à nous rappele nos frères, nos sœurs et nos parents emportés par le virus » ; « en plantant mon arbre, j’ai compris que ce que j’avais vécu devenait inoubliable. En mangeant les fruits de cet arbre, je comprendrai que, malgré la situation, il peut y avoir un moment de joie. Cet arbre est la fleur que je n’ai pu déposer sur la tombe de ma mère. »

Dans le but de comprendre l’impact de son travail, l’équipe de Bethesda a identifié plusieurs principes corrélés essentiels à la réussite de son approche. Tout d’abord, Bethesda doit être considérée comme un intervenant aussi neutre que possible en vue d’éviter la politisation de son travail, ce qui a été un grand problème lors de cette flambée du virus. De nombreuses familles déclarent qu’elles se sentaient plus confiantes dans leurs échanges avec le personnel de l’organisation, parce qu’il n’est pas associé à la réponse à Ebola et qu’il est déjà accepté dans leur communauté. Les familles peuvent ainsi partager leur opinion et s’exprimer en sachant que cela ne causera aucune « complication ». S’ajoute à cela la nécessité d’adopter une approche humble et réservée, de se placer au même niveau que les personnes bénéficiant de l’aide, et de ne montrer aucun attachement aux voitures luxueuses et à l’équipement onéreux mis à disposition dans le cadre de la réponse. Cela évitera d’attirer l’attention et protègera la vie privée des familles, tout en confirmant que la seule intention de Bethesda est d’accompagner ces personnes.

L’approche de Bethesda s’appuie sur un savoir culturel et ancré dans son contexte, sur la connaissance des coutumes locales, ainsi que sur une expérience en matière d’aide technique. Les familles ont planté des arbres au moment culminant du processus, dans le cadre de la cérémonie de commémoration. Dans la culture Nande, un mahero est considéré comme un lieu secret, une place d’honneur pour les défunts. Un arbre planté pour représenter un mahero a une signification à la fois culturelle et spirituelle, essentielle à la valeur accordée à la cérémonie de plantation d’arbre. Bethesda a également tenu à montrer sa sollicitude en passant du temps avec les familles pendant plusieurs semaines sans interruption et en témoignant de l’empathie envers leur douleur et leur chagrin. Plutôt que se concentrer uniquement sur les rituels, comme c’était le cas lors de la flambée en Afrique de l’Ouest, le processus de Bethesda accorde une grande place au deuil.

Cette approche véhicule le pouvoir d’entraide familial et communautaire : les proches endeuillés communiquent un sentiment d’intimité à l’occasion du partage des mécanismes d’adaptation, de la découverte de nouvelles perspectives et de la mise en place des fondements d’une aide pratique et émotionnelle continue. Les séances créent un cadre unique en son genre pour reconstruire, même à petite échelle, le sentiment nécessaire de la communauté. « Notre vie est aussi comme cet arbre. En tant qu’êtres humains, nous avons les mêmes besoins que l’arbre pour grandir. J’ai appris l’importance du lien à la communauté qui m’entoure. » À terme, Bethesda a laissé les personnes endeuillées guider le processus. En d’autres termes, ce sont elles qui choisissent ou non de participer, qui décident du lieu de réunion avec les familles. Elles déterminent aussi le programme de la cérémonie de commémoration, à savoir le lieu, le moment et la façon dont elle se déroulera, la nourriture qui sera partagée, et le type d’arbre ou de fleur qui sera planté.

La principale difficulté réside dans les ressources humaines et financières restreintes. Quand des familles supplémentaires se sont présentées pour participer aux séances et que l’équipe de Bethesda n’a pas pu les y intégrer, elle s’est sentie « peu attentionnée et contrainte de faire un choix ». L’équipe ne pouvait pas non plus offrir une aide à plus long terme aux proches ayant des besoins financiers plus conséquents. Le fardeau émotionnel du programme exigeait de chaque animateur·trice qu’il·elle suive un débriefing hebdomadaire avec un·e supérieur·e et prenne au moins un jour par semaine pour se reposer et prendre soin de lui·d’elle.

Conclusions et recommandations

Dans le contexte des flambées actuelles et futures du virus Ebola, les processus de commémoration menés par la communauté doivent être appuyés par le gouvernement ou d’autres acteurs, afin de faire preuve de solidarité et de compassion envers les familles des victimes d’Ebola et de mener une initiative positive au profit de la communauté dans son ensemble. Les familles affectées doivent choisir

elles-mêmes ces actions. Par exemple, les personnes soutenues par Bethesda ont suggéré que la démarche intègre également l’édification de sépultures avec une pierre tombale carrelée ou en ciment, comme l’exige la coutume, dans l’année suivant le décès. Dans la mesure du possible, en dehors des mécanismes officiels de réponse et notamment au sein des structures locales, ces actions doivent être encouragées et soutenues. L’intégration de ce type d’approche à une plus grande échelle par d’autres acteurs de la réponse contribuerait à surmonter les difficultés liées aux ressources humaines et financières limitées.

Les principes fondamentaux identifiés au travers du processus de Bethesda apportent de précieux enseignements à tous les volets d’une réponse à Ebola. Neutralité, humilité, expertise culturelle, promotion de la capacité d’entraide familiale, et pouvoir décisionnaire laissé aux communautés : tous ces éléments sont à prendre systématiquement en compte pour assurer une réponse efficace et responsable.

Theresa Jones est associée de recherche principale chez Anthrologica. Noé Kasali est le fondateur et directeur du Bethesda Counselling Centre à Beni. Olivia Tulloch est PDG d’Anthrologica et coordonne ses travaux avec la Social Science and Humanitarian Action Platform.

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