Issue 48 - Article 3

Tour d’horizon des besoins d’Haïti après le tremblement de terre: une approche quantitative

mars 29, 2011
Athena Kolbe et Robert Muggah
Conducting interviews in Bel Air

A la suite d’un désastre, les secouristes, les leaders de communautés et les autorités publiques doivent répondre d’urgence à une étonnante multitude de besoins, évaluer les dommages liés au désastre, et entreprendre une planification générale de réhabilitation, y compris l’atténuation des risques à venir.  Pour faire cela correctement, il est essentiel qu’ils acquièrent une compréhension élémentaire du contexte antérieur au désastre, et comment les choses ont pu changer.  Dans les contextes instables et à bas revenus comme Haïti, l’organisation d’une recherche comportant une étude randomisée post-désastre est une véritable gageure.  Il se peut que les données de recensement et les archives publiques soient périmées, endommagées ou inaccessibles.  Les régions affectées par le désastre peuvent elles-mêmes être hors de portée.

Dans de telles situations, les organisations humanitaires et les gouvernements nationaux ont souvent recours à des évaluations « rapides et sales » des besoins.  Parce qu’on considère que les enquêtes randomisées à grande échelle prennent beaucoup de temps et sont coûteuses, les praticiens ont souvent recours à des « échantillons de convenance » (des groupes facilement disponibles comme les bénéficiaires d’un programme d’aide existant) qui ne peuvent pas être généralisés à l’ensemble de la population.  Autrement, ils peuvent utiliser d’autres méthodes telles que des groupes de discussion, des enquêtes d’experts ou des entrevues avec des informateurs clés.  En conséquence, les évaluations tendent à être inégales en qualité, étroitement ciblées et sans cohésion.  Une méta-analyse de telles études est souvent assemblée de façon à produire une idée d’ensemble d’une situation post-désastre, malgré les différences considérables entre les méthodologies d’évaluation.  Bien qu’une telle analyse puisse fournir une perspective historique très utile et des informations en profondeur sur des groupes démographiques particuliers ou des priorités thématiques, elle est rarement assez détaillée pour permettre une désagrégation des relations entre les variables.

Une évaluation quantitative rigoureuse suivant immédiatement le désastre naturel peut produire les données requises pour informer les interventions de réponse qui correspondent aux véritables besoins des groupes de population affectés.  De plus, lorsqu’une coordination existe entre les fournisseurs de services, les fonctionnaires du gouvernement et les organisations internationales, ces données peuvent aisément être mises à la disposition des organisations de secours et des décideurs.  Une étude systématique et représentative de la population permet non seulement aux individus d’informer le processus de prise de décision, mais aussi de souligner les risques et les résistances qui n’avaient pas été identifiés auparavant.  De plus, elle peut servir de base de référence à partir de laquelle l’efficacité des interventions post-désastre peut être mesurée, contribuant finalement à l’ensemble croissant de connaissances empiriques concernant la réponse aux désastres.  Bien que de telles pratiques en soient encore à leur début, de nombreuses ONG s’orientent vers des approches pour la fourniture de services fondées sur des résultats et sur des faits constatés à la suite de désastres d’origine humaine ou naturels.

Faire face aux défis

Un certain nombre d’obstacles élémentaires entravent l’action des organisations de secours et des chercheurs qui s’efforcent de lancer des évaluations empiriques dans des situations postérieures aux désastres.  A Haïti, en plus de la dévastation physique totale et des destructions causées par le récent tremblement de terre, des rues et même des quartiers entiers étaient omis dans la plupart des cartes de la capitale, Port-au Prince.  Les traducteurs étaient introuvables ou de qualité médiocre ; l’accès à l’internet était limité et coûteux, et le gouvernement et les organisations internationales publiaient des rapports incomplets et parfois contradictoires sur les dommages, la mortalité et les besoins.

Bien qu’ont ait surnommé Haïti la « République des ONG », on y trouve un nombre relativement restreint de chercheurs qualifiés et expérimentés en sciences sociales.  Beaucoup de ceux qui habitaient le pays au moment du tremblement de terre furent aussi personnellement affectés.  Les habitations et les bureaux étaient détruits et, avec eux, les données de recherche et l’accès téléphonique, rendant difficile une réponse aux demandes de participation aux évaluations post-désastre.  Pour compliquer encore davantage la situation, les seuls résultats de recensement disponibles immédiatement après le tremblement de terre avaient été recueillis plus de huit ans auparavant.

Sous le regard du monde, les fonctionnaires du gouvernement haïtien et organisations humanitaires faisaient face à des appels pressants pour l’exécution rapide des programmes.  On s’attendait aussi à ce qu’ils produisent des résultats sans fixer de buts ni de points de référence pour mesurer le succès.  S’adressant à des journalistes en mi-janvier, le représentant d’une ONG se plaignait : « Nous ne sommes pas des magiciens.  Je ne peux pas créer des chiffres à partir de rien.  Nous ne savons pas combien de gens sont morts, enterrés ou disparus…Qui sait combien de maisons se sont écroulées ?  Combien de câbles électriques sont coupés, quelles conduites d’eau sont crevées, ou combien de personnes dorment dans la rue ».  Même six mois plus tard, la situation restait confuse, avec une estimation du nombre de morts allant de 90.000 à 300.000.

Préparation d’une étude post-tremblement de terre

Une information fiable et valide était la priorité clé pour les décideurs et les secouristes à Haïti.  Pour soutenir cet effort, le Small Arms Survey (l’Enquête sur les armes légères), des chercheurs haïtiens locaux, l’Université de Michigan, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et le Centre international de recherche pour le développement (CIRD) ont collaboré dans la conception et l’exécution d’une évaluation post désastre révisée par des pairs.  On attendait de cette enquête, exécutée moins de deux mois après le tremblement de terre, qu’elle fournisse des données de base pour l’Evaluation post-désastre des besoins administrée par la Banque mondiale/l’ONU.

Standardisation

Un des éléments-clés du modèle d’évaluation était l’usage qu’il faisait de mesures standardisées pour évaluer des problèmes spécifiques tels que la santé physique et mentale, l’usage de substances toxiques et les expériences de violence et d’activités criminelles.  On a utilisé L’Echelle révisée pour la sécurité alimentaire du Département des Etats-Unis pour l’agriculture (USDA) pour évaluer systématiquement les niveaux de faim et de besoin.  On a posé 18 questions aux personnes interrogées au sujet de l’accès aux produits alimentaires pour tout le ménage, y compris les enfants et les adultes.

Quand on ne disposait pas de mesures standardisées ou qu’elles étaient inapplicables, on s’est efforcé d’incorporer le langage d’enquêtes précédentes.  Par exemple, on a obtenu des informations sur la victimisation criminelle en utilisant le cadre d’histoire des droits de l’homme, une interview structurée auparavant utilisée à Haïti et au Liban.  L’information démographique fut produite en utilisant des éléments de l’Etude nationale sur le travail des enfants de l’Organisation Internationale du Travail, et on mesuré les attitudes envers la sécurité et les dispensateurs de sécurité en utilisant l’Enquête sur la propriété et les attitudes envers les armes à feu, auparavant utilisée par des membres de l’équipe de recherche à la fois à Haïti et au Moyen-Orient.

Collaboration

L’élaboration d’un plan de recherche et d’un instrument d’étude de ménage commença quelques jours après le tremblement de terre.  La planification fut rapidement entreprise au moyen de réunions face-à-face et skype entre les spécialistes en science sociale haïtiens, les représentants et les dirigeants des ONG et les membres de l’équipe de recherche nord américaine.  On prépara un plan préliminaire et on fit circuler un projet d’enquête qui fut commenté par tous les collaborateurs.  Les réactions des leaders de la communauté haïtienne étaient reçues au cours de réunions face-à-face et des notes ensuite envoyées par messager en République dominicaine et, de là, faxées aux autres membres de l’équipe comme, à cette époque, on ne disposait pas de services internet et téléphonique fiables à Port-au-Prince.

Un certain nombre d’agences, y compris le PNUD et le CRDI passèrent en revue la proposition en s’assurant que les variables spécifiques applicables à l’effort de réhabilitation plus étendu soient incluses.  Pour susciter la sensibilisation à l’enquête imminente, on envoya un résumé des résultats d’enquêtes précédentes sur les ménages menée à Port-au-Prince en 2009 vers des plateformes d’échange de documents basées sur l’internet et utilisées par les organisations participant au processus PDNA (évaluation des besoins après désastre).  Par suite, d’autres organisations comme la Banque mondiale contactèrent l’équipe de chercheurs pour demander que leur champ d’intérêt soit exploré.

On finalisa un protocole et un questionnaire qui furent traduits en créole haïtien et soumis à l’Université de Michigan pour approbation éthique.  L’équipe de recherche se réunit ensuite à Haïti pour former les enquêteurs sur le nouvel instrument d’enquête.  On commença le travail sur le terrain et, chaque soir,  les résultats étaient portés sur un simple tableau de façon à ce que les superviseurs puissent passer en revue les résultats et corriger les erreurs dans la collecte des données.  De la conception du projet à la publication des résultats préliminaires, le processus prit au total 51 jours – très probablement la plus rapide et la moins chère des études de ménage jamais achevées à Haïti.

Capacité

Utiliser des expatriés dans des situations post-désastre coûte de dix à 40 fois plus que d’utiliser du personnel local pour faire le même travail.  Dans ce cas, une équipe expérimentée d’enquêteurs haïtiens avait déjà reçu une formation de collecte spécialisée de données et de théorie de recherche en 2009.  De nouveaux chercheurs haïtiens furent guidés et souvent « doublés au travail » par des membres de l’équipe plus expérimentés.  De même, deux membres haïtiens de l’équipe suivirent des cours en logiciels d’analyse de données en fin 2009.

La disponibilité d’enquêteurs enthousiastes connus et expérimentés rendit possible la mobilisation rapide d’une enquête post-tremblement de terre.  Il est toutefois important de souligner que les enquêteurs doivent subir une bonne formation (et peut-être une formation supplémentaire) avant de commencer une évaluation de base à grande échelle.  En 2010, on a fourni aux chercheurs trois jours de formation pour améliorer la collecte des données et l’utilisation des scantrons (formulaires d’entrée en papier bullé qu’on peut lire électroniquement) pour enregistrer les réponses d’interview.

Méthodes

L’enquête post-tremblement de terre de 2010 sur les ménages était concentrée essentiellement sur les résidents de Port-au-Prince, y compris les personnes déplacées qui résidaient dans des camps aménagés ou « spontanés ».  En plus du développement de l’information sur les profils démographiques et le taux de mortalité de la population, les thèmes clés incluaient la victimisation et la violence sexuelle, les attitudes envers les garants de la sécurité et les perceptions des distributions de services, ainsi que la sécurité alimentaire, l’eau et les sanitaires et les questions de propriété.

L’enquête était explicitement conçue pour comparer les expériences et les perceptions de sécurité, de justice et d’accès aux services de base parmi les ménages, comparé aux résultats de l’enquête de 2009.  Dans le but de produire un profile antérieur et postérieur, l’équipe de recherche interviewa à nouveau quelque 1.800 ménages déjà interviewés en 2009, en même temps que 1.147 ménages résidant dans 30 camps.

On employa une approche à étapes multiples pour identifier les ménages dans tout Port-au-Prince et dans trois zones à forte densité de population et suréchantillonnées en 2009 et 2010.  Tout d’abord, on produisit une liste d’emplacements GPS (système de positionnement mondial) aléatoires, et les enquêteurs localisaient tous les ménages dans un rayon de 20m à chaque emplacement avant de choisir au hasard un ménage à interviewer.  De même, on identifia cinq grand camps en utilisant Google Maps, et on obtint des organisations responsables du camp un chiffre estimé de population pour chaque camp.  Les chefs de camp fournirent aussi un chiffre estimé de population et donnèrent aux enquêteurs la permission d’entrer dans le camp.

Résultats préliminaires

Les résultats de l’enquête furent distribués aux rédacteurs du PDNA et aux autorités locales en mars 2010 sous la forme de trois rapports séparés.  Un rapport final fut publié par le PNUD en juillet 2010 et parut à New York et à Port-au-Prince.[1]  En vue des besoins différents des utilisateurs, les résultats furent présentés en des formats variés, allant d’expressions d’opinion et de courts résumés  à des rapports plus longs comportant de nombreuses données avec des annexes tabulaires.  On fit circuler les résultats par l’intermédiaire des réseaux sociaux et des réseaux de l’ONU et des ONG.  Bien qu’il soit impossible de dresser ici la liste de tous les résultats, on en donne quelques-uns ci-dessous.

Premièrement, confirmant la sagesse conventionnelle, les enfants en particulier couraient le risque de mourir de blessures liées au tremblement de terre.  Ils avaient beaucoup plus de chances d’avoir été tués pendant le tremblement de terre que les adultes, et avaient 11 fois plus de chance d’avoir succombé à des blessures après le tremblement de terre.

Deuxièmement, bien que les dommages physiques soient étendus et que la nécessité de déblayer les décombres et de reconstruire est immense, le tableau n’est pas nécessairement aussi sombre qu’on le suppose communément. Les logements d’environ un tiers des ménages ne souffrirent aucun dommage visible.

Troisièmement, les taux de criminalité furent spectaculairement plus bas que prévu.  Seulement 4,1% de tous les ménages de Port-au-Prince connurent une forme ou autre de violation de leur propriété, y compris le vol, le vandalisme ou la destruction intentionnelle de propriété au cours des deux ou trois mois qui suivirent le tremblement de terre.  Il n’est pas surprenant, étant donnés les hauts niveaux d’insécurité alimentaire, que les vols d’eau et de nourriture furent les plus communs.  Les vols étaient concentrés dans certains quartiers et, en général, concernaient des sommes relativement faibles.

Quatrièmement, l’enquête a révélé un changement d’attitude surprenant vis-à-vis du secteur sécuritaire.  La police nationale haïtienne, vilipendée par la population locale au cours des années précédentes en raison d’accusations de violations systématiques de droits de l’homme, devint le dispensateur préféré de sécurité à la fois pour la population en général et la population des camps au début de 2010.   De même, la vaste majorité des personnes questionnées croyaient que le renforcement de la capacité de la police assurerait une plus grande sécurité à leur communauté.

Cinquièmement, l’enquête souligna l’importance des réseaux sociaux – y compris les liens avec la diaspora – qui influencent la façon dont les gens s’en sortent et s’adaptent.  Par exemple, l’enquête observa que près d’un quart (23,4%) des ménages habitant les camps déclarèrent avoir reçu des dons (y compris des versements) d’amis, de leur famille, d’organisations non-gouvernementales et d’institutions caritatives dans les mois qui suivirent le tremblement de terre.  Les versements constituent une source principale de revenu pour tous les groupes de population à Haïti, avec quelque 1,3 milliards d’USD qui auraient été versés au pays en 2009.

Finalement, la réponse au tremblement de terre souligna le rôle critique que jouent les communications.  Nettement plus de la moitié des personnes interrogées dans les camps dirent qu’elles avaient reçu les nouvelles nationales par la radio.  Près de la moitié de la population en général indiqua aussi qu’elle avait reçu les nouvelles par la radio et un peu plus de 20% d’inconnus, de la famille et d’amis par SMS, appels téléphoniques, des conversations face-à-face ou de nouveaux média sociaux comme Facebook et Twitter.

 

Athena Kolbe est chercheuse à l’Université Michigan, le Dr Robert Muggah est Directeur de recherche à l’Enquête sur les armes légères et professeur associé à l’Institut de hautes études internationales et du développement, Genève

 

[1] A. Kolbe et R. Muggah, Surveying Needs After the Quake: Results of a Randomized Household Survey in Haiti (New York/Genève: UNDP et IDRC, 2010).

Commentaires

Les commentaires sont disponibles uniquement pour les membres connectés.

Pouvez-vous aider à traduire cet article ?

Nous voulons toucher le plus de monde possible. Si vous pouvez aider à traduire cet article, contactez-nous.
Contact us

Avez-vous trouvé tout ce que vous cherchiez ?

Votre précieuse contribution nous aide à façonner l'avenir de HPN.

Aimeriez-vous écrire pour nous?

Nous accueillons volontiers les contributions de nos lecteurs sur des sujets pertinents. Si vous souhaitez que votre travail soit publié sur le HPN, nous vous encourageons à vous inscrire en tant que membre du HPN, où vous trouverez de plus amples instructions sur la manière de soumettre du contenu à notre équipe éditoriale.
Our Guidance